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Vous pouvez trouver de l'information documentaire sur la musique et la période où elle a été composée dans les articles suivants :

« La musique en feuilles canadienne avant 1867 »

Écrit par Maria Calderisi, Ancienne chef, Collection d’imprimés,  Division de la musique, Bibliothèque et Archives Canada

Contexte

Dans la collection de Bibliothèque et Archives Canada, les plus anciens exemples de musique en feuilles touchant le Canada ont été publiés à Londres vers la fin XVIIIe siècle, époque où l’on vouait un véritable culte aux héros de guerre. La demande de musique de guerre était satisfaite par les morceaux comme « Siege of Quebec » de W.B. de Krifft, « On the Death of General Wolfe, » la ballade poignante de Thomas Paine et « How Stands the Glass Around » du général James Wolfe lui-même, écrit peut-être à la veille de la bataille des plaines d’Abraham. Des nouvelles obtenues de voyageurs traversant les provinces britanniques alimentaient la fascination que les nouveaux territoires exerçaient sur les Européens. Leurs récits parlaient de chants, de musique de violoneux et de danse, surtout dans le Canada français, et les chansons rythmées des voyageurs n’ont pas tardé à devenir légendaires grâce aux versions romantiques parvenues à l’Ancien Monde. Après un de ces voyages, Thomas Moore a écrit la célèbre chanson « A Canadian Boat Song » et l’a publiée à Londres en 1805. Cette chanson était tellement populaire qu’elle fut, au cours des quatre décennies suivantes, maintes fois reprise à Boston, à New York et à Philadelphie.

L’édition musicale, industrie alors florissante en Europe, n’a commencé au Canada qu’en 1800. Le Graduel Romain (Québec, John Neilson, 1800) a été suivi rapidement par d’autres publications liturgiques et cahiers de musique sacrée pour répondre aux besoins des communautés chrétiennes en plein essor partout au Canada. Quant aux chansons et danses traditionnelles, comme celles que les habitants transmettaient oralement d’une génération à l’autre, d’un village à l’autre, le besoin ne s’est pas fait sentir de les transcrire ni de les publier.

Par contre, la musique imprimée se révèle nécessaire pour les professeurs de musique et leurs élèves, issus d’un milieu restreint privilégié où le talent musical est considéré comme une marque de distinction sociale. L’engouement pour la nouvelle musique se trouve aiguisé, d’une part, par les concerts, les récitals et les bals animés souvent par des musiciens amateurs et des membres d’harmonies militaires; d’autre part, l’essor des villes amène l’émergence d’une classe moyenne aisée, qui réclame des pièces relativement simples, notamment pour les jeunes femmes dont le statut social et les chances de mariage sont largement confortés par leur aptitude à jouer d’un instrument ou à bien chanter. Pour répondre à cette demande croissante, les marchands d’instruments de musique ont dû stocker une vaste gamme de partitions et de pièces de musique en feuilles importées.

De 1840 à 1850, l’immigration de masse, particulièrement en provenance d’Irlande, d’Angleterre et d’Écosse, a considérablement élargi le marché des biens de consommation de toutes sortes. De 1831 à 1861, la population du Bas-Canada (Canada-Est après 1840) a presque doublé, tandis que celle du Haut-Canada (Canada-Ouest), où les colons pouvaient aisément s’établir, a quintuplé. Comme bon nombre d’immigrants vivaient relativement isolés, la musique, obtenue parfois grâce à l’abonnement aux journaux et aux magazines, constituait non seulement une source de divertissement, mais aussi un lien à la civilisation. Le récit de Susanna Moodie relativement à la manière dont elle a pu sauver la flûte de son mari lors d’un incendie 1 (voir son célèbre ouvrage Roughing It in the Bush, Londres, 1852), et sa lettre à son éditeur dans laquelle elle exprime sa reconnaissance au sujet de l’arrivée du piano et décrit les modalités de paiement 2 illustrent de manière émouvante l’importance de la musique dans la vie des pionniers.

Les débuts

Les périodiques canadiens de cette époque offrent dans leurs colonnes des nouvelles locales et européennes, des articles sur la mode, des nouvelles de l’édition et des produits de divertissement sous forme de feuilletons, de poésie et—occasionnellement — de musique. The Literary Garland (1838-1851) figure parmi les premiers périodiques à grand succès. Publié à Montréal par John Lovell, le premier aussi à reconnaître les talents littéraires de Susanna Moodie, ce périodique diffuse, dans chaque numéro mensuel de 45 à 50 pages, une pièce de musique simple. Plusieurs pièces de la main de J.W. Dunbar Moodie, le mari de Susanna, seront publiées ainsi. Le 19 septembre 1831, La Minerve, journal bihebdomadaire montréalais, fait paraître la toute première pièce de musique dans un journal ou magazine. À la une, Ludger Duvernay, propriétaire-éditeur, patriote fervent et fondateur de la Société Saint-Jean-Baptiste, annonce fièrement l’acquisition d’une coûteuse police de caractères de musique et offre ses services d’impression à quiconque veut en faire tirer des copies multiples. Toutefois, en raison des problèmes économiques et des bouleversements politiques, y compris l’exil provisoire de Duvernay lui-même au Vermont, il n’a pu tenir ses promesses que vers la fin des années 1840. Hebdomadaire de langue française publié à Québec par Marc-Aurèle Plamondon et imprimé par Stanislas Drapeau, Le Ménestrel propose, en plus des vingt pages par numéro, quatre pages de musique séparées en vue d’en faciliter l’emploi, et éventuellement, la reliure. Cette entreprise ambitieuse n’a pas fait long feu (juin 1844 - janvier 1845), mais à cette époque l’édition des pièces de musique individuelles se généralise déjà dans les deux parties de la Province du Canada.

Voici une annonce parue bien avant dans le journal Quebec Mercury du 11 août 1818 :

NOUVELLE PUBLICATION MUSICALE

M. FREDERIC HUND
fait respectueusement savoir
au public qu’il s’est établi dans cette ville comme
GRAVEUR DE MUSIQUE et FACTEUR DE PIANO-FORTE.
Vient de paraître et en vente libre chez Frederic Hund,
de la rue John, à quelques pâtés de maisons de l’hôtel Malhiot,
La VALSE DE BERLIN (en deux pages folios).
À paraître très bientôt une collection de NOUVELLES
VALSES ALLEMANDES
en série de douze chacune.
Piano-forte réparé, échangé et accordé à court
préavis. - Québec, 1er août 1818. [traduction libre]

Toutefois, il ne se trouve à ce jour aucune copie de ces anciennes pièces de musique en feuilles, ni de celle qu’on annonce plus tard la même année (15 octobre) dans La Gazette de Québec :

A. KYLE, MAÎTRE MUSICIEN, 68e ORCHESTRE
se permet d’informer la Noblesse et la Petite noblesse de
Québec et des alentours qu’il vient de composer une
marche et l’a arrangée pour piano-forte. Ladite marche est
humblement dédiée par consentement à Monsieur le duc
de Richmond, etc. N.B. Les copies de cette marche sont
en vente libre chez M. Kyle à Hope Gate Barracks. [traduction libre]

L’année suivante, le compositeur John Brauneis fait la publicité dans La Gazette de Québec de deux musiques intitulées « Grand Overture of Quebec » (8 mars 1819) et « A musical piece ... in Memory of His Grace, the late Duke of Richmond… » (16 septembre 1819) et mises en vente libre chez lui. Bien qu’on puisse supposer que les trois pièces ont été imprimées par Frederic Hund, le seul graveur de musique au cours de ces années à Québec, on ne peut toutefois en être certain sans avoir retrouvé ces pièces.

L’année 1840

Bien que des pièces de musique aient été publiées séparément au Canada dans les années 1820 et 1830, les plus anciennes dont dispose Bibliothèque et Archives Canada et qui peuvent être datées avec certitude remontent à 1840. Mais là s’arrêtent leurs points communs. La première s’intitule « The Merry Bells of England », une transposition nostalgique et patriotique du poème de J.E. Carpenter, et nous la devons à J.F. Lehmann, chef de chœur de Bytown (Ottawa). Imprimée par John Lovell dans son établissement (The Literary Garland) et entièrement composée dans le style simple auquel ses lecteurs sont habitués, cette pièce est une œuvre charmante et accessible qui aurait bien plu aux Canadiens britanniques dans toutes les colonies. Évoquant l’amour perdu, la deuxième pièce, « Le Dépit amoureux », est une ballade mélancolique du Suisse Napoléon Aubin, éditeur du Canadien. L’accompagnement pour cette ballade vient du compositeur Charles Sauvageau. En page couverture, tracé à main levée et lithographié par Aubin lui-même, comme la pièce de musique au verso, « Le Dépit amoureux » présente un aspect mélodramatique. Le premier couplet est assez maladroitement composé sous la portée, alors que toutes les strophes sont soigneusement composées au recto. De plus, ce chant est imprimé sur du papier rosé de qualité médiocre à « l’Imprimerie litho-typographique de N. Aubin & W.H. Rowen… à Québec », et on a pu le dater grâce à une annonce parue le 20 juillet 1840 dans Le Fantasque. Une déclaration précédente vise à s’excuser déjà auprès des lecteurs de cette première tentative décevante :

... que nous espérons en améliorer le travail à mesure que nous exercerons l’art lithographique qui nous était auparavant étranger. (16 mars 1840, p. 103)

Procédés d’impression

Lithographie
Ce procédé d’impression à l’aide d’une pierre spécialement traitée n’était qu’à ses balbutiements. Il était peu adapté au tirage des pièce de musique et rarement utilisé à l’époque. On trouve quand même dans cette partie de la collection deux des pièces d’Antoine Dessane publiées d’après ce procédé : « Le Chant des voyageurs » et « La Mère canadienne ». Compositeur et organiste québécois, Dessane, ancien élève de Cherubini au Conservatoire de Paris, figure parmi les associés de César Franck. Il avait installé aussi un atelier de lithographie à domicile.
Composition
La composition est le procédé de prédilection des éditeurs de journaux et de livres comme John Lovell ou Sénécal, Daniel & Cie (maison devenue ultérieurement Eusèbe Sénécal), imprimeur du Journal de l’instruction publique et de L’Écho du Cabinet de lecture paroissial. En 1859 et de 1862 à 1863 respectivement, ces deux journaux offraient des pièces musicales. De la main d’Alfred Mignault, étudiant en médecine, la « Polka mazurka des étudiants en médecine » illustre le savoir-faire de Sénécal. Il n’en reste pas moins que la composition comporte des limites en ce qui concerne l’impression des pièces de musique plus mouvementées ou complexes. En témoignent « Souvenir de Venise » et « L’Incantation de la jongleuse » d’Ernest Gagnon, toutes deux imprimées par John Lovell.
Gravure
Procédé d’impression privilégié des éditeurs de pièce de musique, la gravure se fait à partir de plaques en métal partiellement étampées et partiellement gravées. Couramment utilisée en Europe au XVIIIe siècle, la gravure n’a fait son apparition aux États-Unis qu’au début du XIXe siècle. Elle exige certes des outils particuliers et des aptitudes spéciales, mais la musique qui en résulte est d’un aspect plus net et plus lisible. La collection de Bibliothèque et Archives Canada révèle que, dans les années 1820 et 1830 et jusque vers la fin des années 1840, les compositeurs canadiens, par exemple Alexander Duff — « The Montreal Bazaar Waltz » (New York, Dubois & Stodart, vers 1830) — et le directeur d’harmonie Joseph Maffré — « The Original Canadian Quadrilles » (New York, Firth & Hall, 1847) - se sont tournés vers les États-Unis et l’Europe pour se faire publier.

A. & S. Nordheimer

En 1844, les frères Abraham (son neveu Albert lui succède en 1862 ) et Samuel Nordheimer avaient un magasin de musique à Toronto. Peu de temps après, ils ont commencé à publier de la musique en feuilles gravée, devenant ainsi avant la Confédération la première et de loin la plus grande maison d’édition spécialisée, avec d’étroites relations commerciales dans le monde de l’édition américaine. Seul membre canadien du Board of Music Trade of the United States of America, la maison Nordheimer compte 272 pièces dans son catalogue de 1870. Cependant, la plupart sont gravées et probablement même imprimées aux États-Unis. Pour beaucoup, les droits d’auteur y sont déposés par l’intermédiaire d’un agent à New York, une démarche astucieuse sur le plan commercial. Trois de leurs pièces les plus anciennes attribuent la gravure à John Ellis, de Toronto : « Beautiful Venice » de J.P. Knight, « Empress Henrietta’s Waltz » d’Henri Herz et « Those Evening Bells Quick March » de St. George B. Crozier. Violoncelliste amateur, Ellis fut graveur de 1843 à 1868, à en croire le répertoire torontois, mais il n’existe pas d’autre preuve qu’il a pris part à l’édition de pièces de musique.

Les premières publications de la maison Nordheimer se composent en grande partie de réimpressions, notamment des œuvres européennes populaires que sont la musique de salon et les arrangements d’airs tirés des opéras de Bellini et de Donizetti. Bon nombre d’entre elles sont quand même de la main de résidents canadiens comme James Paton Clarke (« The Emblem of Canada »), St. George B. Crozier (« La Crosse Waltzes »), Thomas Charles Crozier (« Les Belles de Toronto »), Julius Hecht (« St. Lawrence, or The Graceful Step Polka ») et Henry Schallehn (« Ontario Quick March »). Presque toutes ces œuvres sont pour piano ou voix seule, ce qui fait bien entendu le bonheur des éditeurs et des marchands de musique en feuilles. La maison Nordheimer colore rarement la couverture de sa musique en feuilles et fait publier les pièces les plus novatrices aux États-Unis. N’empêche qu’elle figure parmi les rares éditeurs canadiens de l’époque à faire paraître la musique en série. C’est le cas de la pièce The Band: a Selection of Fashionable Dances for the Piano Forte dont la couverture élaborée et le mélange de valses, de galops et de quadrilles reflètent autant la grande popularité des jardins d’agrément et des concerts en plein air que le goût de l’époque.

Autres marchands et éditeurs de musique

Peter Grossman, ancien directeur d’harmonie et animateur passionné de la vie musicale de Hamilton, tenait un magasin de musique vers 1855, puis s’est mis à l’édition en 1863. « The Gordon Galop » et « Regimental March » , de William Miller, directeur d’harmonie de Prince Consort’s Own Rifle Brigade, ainsi que « Stolen Kisses Galop » de James Kennedy, datent d’avant la Confédération (1867).

Dès 1840 il y avait à Montréal plusieurs marchands de musique qui s’adonnaient aussi à l’édition musicale. J.W. Herbert & Company a, dès 1837, commencé à se faire connaître comme facteur et réparateur de pianos et d’orgues et, vers 1842, sa raison sociale, Magasin de la Lyre d’Or, laissait entrevoir des activités de détail confirmées en 1854 par l’annuaire de la ville : « Dans deux domaines — musique en feuilles et publications musicales — ils possèdent de nombreux atouts pour avoir conclu avec plusieurs grands éditeurs européens des arrangements permettant la cession rapide et la réimpression des copies de choix. » Seules trois de ses publications retrouvées à ce jour, y compris « The Snow Shoe Tramp » de Harold F. Palmer, sont réellement imprimées au Canada, et ce, par John Lovell suivant son style typographique traditionnel. Les autres publications, dont la majorité sont écrites par des Canadiens ou traitent de thèmes canadiens, sont imprimées aux États-Unis. Herbert est parmi les premiers éditeurs canadiens à illustrer la couverture de ses publications, telle celle du pont Victoria sur l’édition du « Grand Trunk Waltzes » de Charles d’Albert.

Mead, Brothers & Company / Mead & Fowler sont aussi facteurs de pianos et importateurs d’instruments et de musique européenne. À ce qu’il paraît, leurs activités d’édition se limitent aux années 1848 et 1849. « The Assembly Waltzes » , une pièce de Henry Schallehn dédiée aux dames de Montréal, est un exemple de leurs publications.

Henry Prince a, en 1854, succédé à Mead au « Sign of the Harp » situé rue Notre-Dame, à Montréal. Musicien et directeur d’harmonie réputé, Prince est aussi un compositeur prolifique de musique de danse pour piano comme « Le Bouquet de perles », une pièce à couverture haute en couleur. Plusieurs de ses publications, telles que « Form Riflemen Form! » (imprimée par John Lovell en 1859) et « Shoulder to Shoulder on to the Border » , sont d’inspiration patriotique. Au moins soixante-quinze pour cent de ses publications sont de la main de Canadiens, et il semble que Prince soit le premier éditeur à promouvoir sa spécialisation, comme en témoigne cette annonce parue du 18 juillet au 16 septembre 1857 dans The Montreal Daily Transcript and Commercial Advertiser :

Nouvelle musique canadienne
Les visiteurs qui désirent se procurer les mélodies nationales du Canada
et les œuvres de divers compositeurs canadiens populaires doivent s’adresser à :

Prince’s London Music Store
145, rue Notre-Dame

Gamme très étendue de nouveautés européennes et américaines très en vogue

H. Prince [traduction libre]

Laurent et Laforce, grands marchands de musique du début des années 1860, ont publié, entre autres, « Jacques Cartier Quadrille » d’Henri de Terlac et « L’Oiseau mouche : Bluette de salon » de Calixa Lavallée, le futur compositeur de notre hymne national. En 1862, ils ont cédé une grande partie de leur stock à Boucher & Manseau, une nouvelle entreprise créée dans les anciens locaux de J.W. Herbert, et les deux sociétés ont poursuivi leurs activités bien après la Confédération. En 1864, l’entreprise Boucher et Manseau est devenue Adélard J. Boucher et a continué ses activités jusqu’en 1975. Citons, à titre d’exemples de leurs publications, « Notre religion, notre langue, nos mœurs et nos lois » de Louis Auguste Olivier et « Souvenir de Sabatier » de Boucher lui-même.

S.T. Pearce est inscrit dans l’annuaire de Montréal à titre d’importateur et de marchand pendant deux ans seulement (1858-1859) et, au cours de cette période, il a publié au moins trois pièces dont « It is the Hour » de J.M. Müller. Facteur de pianos et marchand de musique actif de 1856 à 1864, E. Thornton avait une succursale à Ottawa (1863-1864). « Happy New Year! : Mazurka dansante » , signée A. Crotchet et imprimée par le lithographe montréalais Roberts et Reinhold, est l’une de ses rares publications. « Styx Galop » , pièce plus représentative écrite par A.C. Sedgwick, est sans aucun doute publiée aux États-Unis. Gould et Hill, spécialisés dans la vente de pianos et d’orgues, mais marchands aussi de musique en feuilles, se sont brièvement mis à l’édition (1864-1868). « The St. Valentine Galop » de Moritz Relle est un exemple de leur travail d’édition. Hill était un ancien employé de la maison Nordheimer, et Gould, homme d’affaires et fondateur-directeur de la Chorale Mendelssohn de Montréal.

Dans la ville de Québec, on trouve J. et O. Crémazie, libraires, papetiers et, pendant quelque temps, marchands de vins, dont le magasin sur la rue de la Fabrique était dans les années 1850 et 1860 un lieu de rencontre d’un groupe de lettrés. Ils ont publié au moins cinq pièces dont « L'Alouette » (à ne pas confondre avec la chanson populaire) de Charles Wugk Sabatier, chantée sur les paroles d’Octave Crémazie lui-même. Les informations sur J.T. Brousseau sont rares et imprécises, mais l’une de ses publications, « The Montmorency Galop », écrite par Mme W.H. Rankin, présente en couverture une vue spectaculaire des chutes Montmorency. Inscrit dans le répertoire de la ville de 1861 à 1884, Robert Morgan compte moins de dix publications avant la Confédération; la plus ancienne s’intitule « Yes Polka » du directeur d’harmonie G. Raineri. À en croire le répertoire de la ville, M. Carey ou Carey Brothers se sont fait connaître à la fois comme « marchands de musique et libraires catholiques » (1855-1856) et « bibliothèque de musique et de publications ferroviaires ». Peu de publications musicales leur sont attribuées, et l’exemple souvent cité, « The Quebec Schottische », pièce écrite par James Dickinson et consacrée aux dames de Québec, avait été gravée à New York autour de 1856, avant le dépôt du droit d’auteur provincial en 1859. Il y a enfin W[illiam] St. Laurent et Company (anciennement Ross & St. Laurent) de Québec, éditeur des pièces intitulées « Le Carnaval de Québec : Quadrille sur des airs populaires et nationaux » et « The Royal Canadian Quadrilles » écrites respectivement par Ernest Gagnon et William Range. La magnifique couverture des Quadrilles mettait en vedette castors et feuilles d’érable, c’est-à-dire nos emblèmes nationaux en avant-première.

Conclusion

Avant la Confédération, les éditeurs de musique en feuilles sont loin de constituer au Canada un groupe homogène. Certains sont avant tout des éditeurs de livres et de périodiques, quelques-uns encore se spécialisent dans la fabrication et la réparation d’instruments, mais la majorité reste des marchands d’instruments de musique et de musique en feuilles importés. Bien que l’édition musicale semble être la moins importante de leurs activités, les documents qu’ils nous ont légués laissent entrevoir des moments dans l’histoire du Canada où prenait progressivement corps l’idée d’une grande nation. Une bonne partie de cette musique, reprise dans la série intitulée Le Patrimoine musical canadien (vol. 1, 3, 7 et 22), connaîtra désormais, grâce à la numérisation, une diffusion encore plus vaste pour être jouée, chantée ou entendue à nouveau.

Il est à noter qu’aucune musique en feuilles provenant des provinces de l’Atlantique n’a été mentionnée ici. Cela s’explique simplement par le fait que ces documents fragiles sont rares et qu’il ne s’en trouve dans la collection de Bibliothèque et Archives Canada aucun qui ne soit antérieur à la Confédération. Bien entendu, les photocopies de pièces de musique en feuilles publiées à Halifax par E.G. Fuller et par Peiler, Sichel & Company de même que les indications fournies par d’autres bibliothèques témoignent des activités dans le domaine de l’édition. Il est à espérer que la collection de Bibliothèque et Archives Canada sera à la longue enrichie de pièces de musique en feuilles écrites dans les provinces de l’Atlantique avant la Confédération.

Lectures suggérées

  • Amtmann, Willy. La Musique au Québec, 1600-1875. Montréal : Les Éditions de l’Homme, 1976.

  • Calderisi, Maria. L’Édition musicale au Canada, 1800-1867. Ottawa : Bibliothèque et Archives Canada, 1981.

  • Calderisi Bryce, Maria. « John Lovell (1810-93): Montreal Music Printer and Publisher » dans Musical Canada : Words and Music Honouring Helmut Kallmann, rédigé par John Beckwith and Frederick A. Hall, p. 79-96. Toronto : University of Toronto Press, 1988.

  • Encyclopédie de la musique au Canada, rédigée par Helmut Kallmann, Gilles Potvin et Kenneth Winters. Montréal : Fides, 1983, 2e édition, 1993. Voir surtout « Édition » par Helmut Kallmann, et des articles particuliers sur des compositeurs, éditeurs et endroits.

  • Gamble, William. Music Engraving and Printing: Historical and Technical Treatise. Londres : Sir Isaac Pitman & Sons, 1923 (réimpression New York : Da Capo Press, 1971).

  • Kallmann, Helmut. A History of Music in Canada 1534-1914. Toronto : University of Toronto Press, 1960; réimpression 1969 et 1987.

  • Loesser, Arthur. Men, Women & Pianos: A Social History. New York : Simon & Shuster, 1954.

  • Morey, Carl. Music in Canada: A Research and Information Guide. New York et Londres : Garland Publishing, 1997.

  • Le patrimoine musical canadien. 25 vol. Ottawa : La Société pour le patrimoine musical canadien, 1983-1999. Voir en particulier les volumes 1, 3, 7, 22.

Notes

1 Moodie, Susanna. Roughing It in the Bush. Toronto : McLelland and Stewart, 1962, p. 195. (New Canadian Library N31).

2 Ballstadt, Carl, Elizabeth Hopkins et Michael Peterman, dir. Susanna Moodie, Letters of a Lifetime. Toronto : University of Toronto Press, 1985, p. 96-98.


« Écrire de la musique pour un marché : La composition musicale au Canada avant la Première Guerre mondiale »

Écrit par Elaine Keillor, Ph.D., professeure émérite, Université Carleton

Au début du XIXe siècle, certains éditeurs européens avaient déjà commencé à fournir un répertoire de pièces musicales reconnaissant au moins deux marchés distincts : celui des amateurs et celui, plus spécialisé, des professionnels. Cette distinction s'est propagée à l'Amérique du Nord et l'on a inclus le répertoire canadien dans le processus d'édition.

Les amateurs avaient besoin d'une musique facile du point de vue de la technique et dont l'harmonie soit simple, la structure, facile à saisir, et l'air, mélodieux. La musique dite « d'amateur » pour le piano que l'on publiait était constituée en grande partie de danses, d'arrangements de chansons ou de pièces musicales descriptives ainsi que de variations ou de fantaisies simples sur des airs populaires, des chansons ou des arias d'opéra. « L'Oiseau mouche : Bluette de salon » (1865) de Calixa Lavallée est un exemple d'œuvre pour piano courte et sans prétention, mais bien construite 1. Dans les chansons, la ligne vocale avait un registre limité et ses exigences techniques étaient modérées, alors que l'accompagnement de piano doublait normalement la ligne vocale et utilisait les accords de base. La clientèle de « connaisseur » demandait des œuvres plus difficiles techniquement et structurellement. La plupart des pièces de musique en feuilles publiées au Canada étaient de la catégorie « musique d'amateur ».

On publiait rarement des œuvres canadiennes d'envergure, que ce soit au Canada ou à l'étranger 2. Dans le cas des œuvres plus courtes, cependant, les Canadiens produisaient tous les genres de musique qu'exigeait le marché, y compris des danses, des chansons de toutes sortes et des œuvres descriptives pour les musiciens amateurs et les musiciens plus accomplis.

La danse était une forme de divertissement populaire. En 1807, le voyageur et artiste écossais George Heriot a écrit ce qui suit : « Tous les habitants du Canada aiment extrêmement la danse et prennent plaisir à se livrer à cet agréable exercice en toutes saisons 3. » [traduction libre] Les compositeurs canadiens écrivaient des valses, des quadrilles, des polkas et des galops pour répondre à la demande du marché de la musique de danse.

La valse, danse à trois temps qui comporte en général un rythme d'accompagnement « oum-pa-pa », était très en vogue dans les années 1800. Lorsqu'elle a été introduite dans les salles de bal anglaises, en 1812, elle a fait scandale à cause de la proximité qu'elle imposait à l'homme et à la femme qui s'y adonnaient, mais dès 1820 elle était enseignée à l'Académie de danse de M. Rod, à Québec 4. « The Montreal Bazaar Waltz » (vers 1830) représente bien ce qui se jouait avant 1850 — une valse simple en deux ou trois sections et facile à exécuter. La musique publiée plus tard, comme « Manitoba Nelledi Waltzes » (1903), englobait souvent quelques valses sous un seul titre et présentait une plus grande difficulté d'interprétation pour le pianiste.

Dès 1850, les rondes à deux temps du galop et de la polka, comme « St. Lawrence; or the Graceful Step Polka » (1851) et « The Berlin Polka » (1901), étaient devenues populaires. Ces danses possédaient une structure comportant trois parties; celle du milieu était souvent appelée « trio ». Le trio est particulièrement évident dans « The Civil Service Galop » (1867) et « Stolen Kisses Galop » (vers 1860). Dans ce dernier galop et dans « The Montmorency Galop » (vers 1855), la métrique longue-courte (croche pointée suivie d'une double croche) était inspirée du strathspey écossais ou « scottish », danse folklorique courante dans les établissements celtiques. La musique en feuilles de la danse à deux temps en « tempo di polka » « Nova Scotia » (1889) comprenait des instructions pour de nouveaux pas de danse données par le maître de la danse J.S. Christy, de Pittsburgh.

Le livre de musique The English Dancing Master de John Playford, publié à Londres en 1651, contenait au-delà de 100 airs de danse utilisés pour trois parcours de base :

  1. la ronde, où les hommes et les femmes alternent en cercle;
  2. « en colonne », où des lignes d'hommes et de femmes se font face;
  3. les danses carrées, qui mettent en présence quatre couples.

Après avoir été acceptés par la cour anglaise, ces parcours ont été modifiés par des maîtres de la danse en Europe 5. C'est l'une de ces modifications qui a produit le quadrille, danse à parcours carré comportant habituellement cinq parties. Les quatre premières ont été nommées d'après des airs de contredanses : « Le Pantalon » (adapté de l'air français « Le pantalon/De Madelon/N'a pas de fond »), « L'Été » (contredanse complexe populaire en 1800), « La Poule » (contredanse populaire en 1802 qui consistait à imiter la poule) et « La Pastourelle » (d'abord dansée comme une ballade); la cinquième consistait en une finale très rapide, aussi appelée galop 6. Le quadrille et son dérivé, le lancier, ont connu plusieurs variantes au cours du XIXe siècle et sont devenus l'assise des danses carrées modernes 7.

Comme c'est la cas pour la musique composée en France, le « Quadrille canadien » (vers 1855) et les « The Royal Canadian Quadrilles » (vers 1860) reposent sur des chants folkloriques. La musique en feuilles « Le Carnaval de Québec » (vers 1863) présente un quadrille formé de chansons en français et en anglais, dont le chant folklorique canadien « Dans les chantiers nous hivernerons! » ainsi que « Yankee Doodle », chanson qui tire peut-être son origine de la prise de Louisbourg, à l'île du Cap-Breton, le 17 juin 1745.

Les fantaisies faisant appel à des airs très connus représentaient une partie importante du répertoire des pièces musicales d'amateur publiées. « Grande fantaisie. Ouverture : pot-pourri d'airs canadiens »(1911) et « Canadian Patrol » (1911) illustrent bien les airs nationaux qu'on utilisait. Dans plusieurs des premières fantaisies, comme « Chanson canadienne (Sounds from Home) » (1889) et « La Lyre enchantée » (1896), il n'est fait aucune mention de la provenance des airs utilisés. Ces fantaisies demandaient souvent de l'adresse technique et étaient de niveau professionnel; d'ailleurs, de plus en plus de pièces musicales publiées après 1880 exigeaient une grande virtuosité.

Bien des gens ont parlé des chansons folkloriques qu'ils ont entendues en parcourant le Canada, en particulier celles que les voyageurs chantaient pour garder le rythme de cinquante coups de pagaie à la minute. Traditionnellement, les pagayeurs chantaient les versets en solo chacun à leur tour et tous se joignaient au soliste pour le refrain. Les compositeurs ont écrit plusieurs chansons qui épousaient cette structure de phrase musicale, dont Antoine Dessane, qui a composé « Le Chant des voyageurs » 8. Selon Le Journal de Québec du 13 février 1862, la première interprétation publique de cette chanson a été accueillie avec enthousiasme.

Les compositeurs canadiens ont également été influencés par le populaire fantaisiste britannique Henry Russell (1812-1900), qui a séjourné quelque temps au Canada. Ses quelque 75 chansons nord-américaines étaient constituées de pièces mélodramatiques qui s'inspiraient fortement de l'opéra italien, de ballades en strophes (vers séparés par un refrain) et de chansons sentimentales simples. Certains de ses airs sont repris dans le quadrille « Le Bouquet de perles » (1858).

Dans les chansons destinées aux divertissements familiaux ou aux rassemblements sociaux, l'accompagnement de piano variait souvent d'un vers à l'autre. Les refrains étaient conçus pour que chacun chante, comme dans « Shoulder to Shoulder On to the Border » (vers 1860) et « Jack Canuck » (1910). « La Crosse, Our National Game » (qui date probablement du milieu des années 1800) a même un refrain écrit pour quatre voix. Les valses telles que « A Handful of Maple Leaves » (1901) étaient également populaires et on en interprétait souvent lors de ces événements.

Les chansons de spectacle du début des années 1900 étaient souvent précédées d'accompagnements improvisés constitués d'un motif mélodique à deux ou à quatre mesures que l'accompagnateur répétait jusqu'à ce que le chanteur commence à chanter, comme dans « Oh Take Your Girl to the Picture Show » (1909). Les chansons sentimentales écossaises et irlandaises, comme « My Ain Folk » (1904) de Laura Lemon, avaient également la faveur d'un public qui éprouvait encore souvent de la nostalgie l'égard des « vieux pays ».

Les traditions religieuses étaient au centre de la vie de bien des Canadiens et Canadiennes. On publiait de nouveaux hymnes, on en chantait dans des offices religieux et l'on en jouait à la maison à l'harmonium ou au piano 9. Des chants sacrés, comme « One Sweetly Solemn Thought » (1876) d'Ambrose, étaient proches souvent du niveau professionnel du fait qu'ils comportaient des changements de mesure et des harmonies complexes, tandis que « Almost Persuaded » (1892) faisait plutôt partie des hymnes simples.

Des colons d'origine africaine se sont installés au Canada à partir du début des années 1600, mais ils vivaient souvent dans des collectivités isolées, dont les traditions musicales sont restées locales. Nathaniel Dett était Afro-Canadien. Né à Drummondville, en Ontario, en 1882, il a étudié la musique principalement aux États-Unis. Il a acquis une grande notoriété dans les cercles de la musique et de la recherche pour ses compositions, ses exécutions et ses écrits. Dett a écrit le commentaire qui suit : « Ma grand-mère chantait des 'spirituals' avec une voix de soprano magnifique, mais frêle; cependant, aux oreilles de ses petits-enfants, qui avaient été éduqués dans des écoles de blancs du Nord et étaient habitués à entendre surtout les hymnes des églises blanches du Nord, ces chants noirs primitifs semblaient étranges et artificiels 10. » [traduction libre] On retrouve de temps à autre dans « Cave of the Winds » (1902) un rythme syncopé, mais ce n'est que plus tard que la musique de Dett s'est inspirée des idiomes afro-américains. Dett a révolutionné la présentation de la musique afro-américaine en concert et est devenu très connu pour sa danse instrumentale « Juba » (1913), inspirée de la joyeuse danse afro-américaine du même nom.

On a intégré une interprétation principalement « blanche » de la musique afro-américaine aux divertissements populaires après les années 1850; on appelait ces divertissements des spectacles de minstrels. On y présentait des sketches dans lesquels on prétendait imiter les chants, les danses et le jeu instrumental de la communauté afro-américaine. Dett a écrit à ce sujet :

« On limitait la musique noire au 'ragtime' — une musique sur laquelle on s'amusait et dansait et qu'on utilisait pour se moquer, parfois méchamment, des citoyens de race noire. À cette époque, on parlait de musique noire avec des gens de couleur pour les embarrasser, l'attitude du public à l'égard de cette musique étant en général légèrement méprisante 11. » [traduction libre]

La musique associée au ragtime est presque exclusivement destinée au piano; elle s'inspire des marches européennes et américaines et d'airs de danse construits par sections. La plupart des rags ont trois, quatre ou cinq thèmes musicaux différents. Chacun est en général d'une longueur de seize mesures et est joué deux fois. La main gauche joue une forme de « boom-chuck », tandis que la main droite produit des accents de contretemps et des rythmes syncopés. Le cake-walk avait une forme semblable et son titre fait allusion à un concours de danse dont les gagnants recevaient souvent des gâteaux comme prix. Deux ans seulement après la publication du premier rag 12, des Canadiens ont commencé à produire leurs propres versions, comme « The Cake Winner » (1899) de G.A. Adams.

Bien avant que le ragtime soit reconnu, la figure rythmique du motif « double croche - croche - double croche » était devenue associée à la musique créole. Dès le début du XXe siècle, on la retrouvait régulièrement dans les pièces de ragtime comme « The Club Cabin » (1903) et elle trouvait écho dans la musique de danse one-step et two-step, par exemple dans « Miss Prim » (1917) et «Silly Ass » (1907). La musique vocale n'en était pas exempte non plus, et on y retrouvait de plus en plus régulièrement des rythmes de ragtime, par exemple dans « It's Sunny Alberta for Mine » (1913) et « Vancouver Town » (1913). L'exotisme était aussi à la mode : le two-step « Clodia » (1908) s'inspirait d'éléments du Proche-Orient.

Connaissant davantage la musique européenne de niveau professionnel et ayant fait des études musicales plus poussées à l'étranger, les compositeurs ont commencé à écrire des œuvres plus complexes. Susie Frances Harrison a démontré, dans « Trois Esquisses canadiennes » (1887), comment il était possible de développer des thèmes musicaux tirés de chansons folkloriques pour créer des pièces musicales d'envergure. « Molto Felice » (1886) de Frances J. Hatton est à cet égard une pièce intéressante en raison de son thème principal chromatique et de ses exigences techniques inhabituelles. Également connue sous son nom de femme mariée, Hatton-Moore, Frances J. Hatton était du nombre des quatre lauréats d'un concours de composition parrainé par l'Ontario Music Teachers' Association, en 1886. Les autres gagnants — tous des hommes — faisaient partie de l'élite musicale canadienne-anglaise de l'époque : A.E. Fisher, Davenport Kerrison et G.W. Strathy.

Au tournant du siècle, en particulier dans le domaine de la musique professionnelle, les compositeurs européens ont perfectionné le concept de la clef au-delà du chromatique. Le Canadien Humphrey Anger a confirmé cette nouvelle orientation dans sa pièce pour piano «Tintamarre » (1911). Il s'est servi de mouvements d'accords parallèles inspirés de Debussy, mais a aussi écrit des agrégats sonores, qui consistent à sonoriser simultanément plusieurs notes adjacentes (par exemple, fa, sol, la, si), rappelant ainsi un événement acadien appelé « tintamarre », où l'on se sert de cuillères, de sifflets et d'autres instruments musicaux pour faire le plus de bruit possible.

Le chant de niveau professionnel visait à mettre étroitement en lien le sens textuel et la musique en recourant à des structures moins rigides, à des harmonies inhabituelles, au chromatisme, aux changements de mesure et à des lignes vocales indépendantes plus difficiles. Dans « Frühlingsabend: Spring Evening » (vers 1886), W.O. Forsyth a utilisé l'accompagnement de piano pour rehausser le sens du texte, en se servant par exemple d'effets staccato pour évoquer des gouttes de rosée et de motifs mélodiques imitant le bruit d'un ruisseau. Clarence Lucas et Gena Branscombe ont eu recours à des techniques semblables pour mettre des textes anglais en situation, tout comme Achille Fortier et Alexis Contant l'avaient fait pour des textes français. La poésie canadienne était parfois mise en musique. Pour le poème « Lament of the Winds » (1907) d'Archibald Lampman, le compositeur Ernest Whyte a adopté une forme strophique variée dans laquelle l'accompagnement changeait à chaque interlude et à chaque vers.

« La Chanson de Nettaïck » (1911) et des chansons descriptives associées à des événements, comme « La Catastrophe de la gare Windsor » (1909), contenaient des éléments du nouveau langage musical. « La Catastrophe de la gare Windsor » a été jouée au Ouimetoscope, à Montréal. C'est à cet endroit que, en 1906, Joseph-Ernest Ouimet (1877-1972) a présenté des programmes de projections animées entrecoupées de chansons « illustrées » — projection d'images en coordination avec des chansons exécutées par un ou plusieurs chanteurs accompagnés d'un pianiste ou d'un petit orchestre. Une présentation en soirée pouvait comprendre jusqu'à seize de ces « illustrations ». Plusieurs de ces pièces ont été composées par le chef d'orchestre du Ouimetoscope, Henri Miro, qui utilisait de façon judicieuse des changements de clefs, des accords de septième atténués et des touches chromatiques avec beaucoup d'effet 13.

Les compositeurs canadiens prenaient de plus en plus conscience des environnements sonores canadiens. Sur la page couverture de la chanson de Louise I. Murphy intitulée « Sweet, Sweet Canada; or The Song of the White-throated Sparrow » (1908), on a imprimé le cri de l'oiseau et souligné son lien avec le mot « Canada ». Plusieurs compositeurs canadiens, notamment John Beckwith, John Hawkins, Norman Symonds et John Weinzweig, ont utilisé ce cri de « l'oiseau du Canada » et celui du huard. Il est intéressant de souligner que les ethnomusicologues ont découvert que certaines cultures ont construit leurs expressions musicales en se servant d'un cri d'oiseau dominant dans leur lieu géographique.

Au début, les compositions musicales se créaient au Canada en fonction de la demande du marché et les compositeurs s'en remettaient en général aux styles et aux opinions ayant cours en Europe et aux États-Unis. À mesure que progressait le XIXe siècle, les Canadiens sont devenus de plus en plus conscients et fiers de leur histoire, de leur peuple et de leur environnement. Ils ont voulu une musique reflétant leur identité et leur expérience nationales. Les compositeurs ont intégré des thèmes de chansons folkloriques à leur musique et ont commencé à y inclure des paroles de poètes canadiens. Des icônes « nationaux », comme la feuille d'érable, le huard et le sport de la crosse, sont apparus de plus en plus régulièrement. L'évolution de la musique au Canada du début du XIXe siècle jusqu'à la période précédant la Première Guerre mondiale témoigne fortement de la métamorphose du pays de colonie à nation.

Lectures suggérées

  • Encyclopédie de la musique au Canada. Helmut Kallmann et al., dir. [Saint-Laurent, Québec] : Fides, 1993. 2e édition, 1992. Voir, entre autres, les rubriques « Composition », « Danse », « Ragtime » ainsi que les articles sur les compositeurs et les noms de lieux.

  • Kallmann, Helmut. A history of music in Canada 1534-1914. Toronto, University of Toronto Press, 1960. Réimprimé en 1969 et en 1987

  • Morey, Carl. Music in Canada : a research and information guide. New York : Garland Publishing, 1997

  • Société pour le patrimoine musical canadien.  Le patrimoine musical canadien. 25 vol. Ottawa : Société pour le patrimoine musical canadien, 1983-1999. Consulter en particulier les volumes 1, 3, 6, 7, 12, 14 et 22

Notes

1 Marc Honegger, Science de la musique : technique, formes, instruments, vol. 1, Paris, Bordas, 1976, p. 113.

2 Volumes sur la musique de chambre, nos 11, 13 et 23, sur la musique orchestrale, nos 8, 15 et 16, et sur la musique pour harmonie et pour instruments à vent, nos 23 et 24, de la série en 25 volumes du Patrimoine musical canadien comportant des éditions de certaines œuvres conservées. Parmi celles-ci, mentionnons Quatuor-Fugue pour quatuor à cordes de Guillaume Couture, œuvre publiée à Paris vers 1875, et Ouverture : Patrie de Calixa Lavallée, la première œuvre pour orchestre canadienne exécutée à l'étranger, à Paris, le 12 août 1874.

3 George Heriot, Travels Through the Canadas, Londres, Richard Phillips, 1807, p. 257.

4 La Gazette de Québec, 19 octobre 1820.

5 Les maîtres français de la danse ont modifié la formation en carré pour créer le cotillon, danse qui consistait en une série de mouvements exécutés par quatre couples effectuant des « changements » et par la « figure » qui distinguait une danse d'une autre comme « la grande chaîne », « le moulinet », « le petit carré » et « la queue du chat ».

6 Peter Buckman, Let's Dance : Social, Ballroom, and Folk Dancing, New York, Paddington Press, 1978, p. 135.

7 À cause du grand nombre de combinaisons différentes de figures utilisées, il est devenu graduellement d'usage, au XIXe siècle, de recourir à un « câlleur » pour indiquer aux danseurs les figures à exécuter. On constate la popularité de ces danses au Canada lorsqu'on consulte la liste d'un ordre idéal de danses présentée dans le Ten-Cent Canadian Ball-Room Companion and Guide to Dancing (Toronto, 1871). Des 21 danses mentionnées, on compte six quadrilles et quatre lanciers, qui composent près de la moitié des danses de la soirée.

8 Comme dans Le Chant des voyageurs, chaque phrase musicale reliée à une ou à deux lignes du texte pouvait être différente, mais, plus fréquemment au XIXe siècle, on entendait, au Canada, des chansons folkloriques dont l'une des strophes contenait une phrase musicale précédemment entendue. Des airs provenant de l'Irlande avaient souvent une phrase A suivie d'une phrase B contrastante, suivie des deux phrases inversées, B et A, alors que les chansons influencées par des airs de music-hall britanniques comprenaient trois phrases différentes, ABC, suivies de la répétition de la phrase d'ouverture. Selon la longueur de la ligne de texte de la strophe, chaque phrase musicale pouvait comporter quatre ou huit mesures.

9The Canadian Anthem Book a été publié à Toronto en 1873 et Church Anthems, Services and Chants de John Medley l'a été à Fredericton en 1899. On peut trouver une sélection de mélodies d'hymnes dans le volume 5 de Patrimoine musical canadien.

10 Jon Michael Spencer, The R. Nathaniel Dett Reader: Essays on Black Sacred Music, numéro spécial de Black Sacred Music : A Journal of Theomusicology, vol. 5, no 2 (Durham (N.C.), Duke University Press), 1991, p. 94.

11 Id. ibid.

12 William H. Krell, Mississippi Rag, Chicago, The S. Brainard's Sons Co., 1897.

13 Lucien Poirier, Chansons III sur des textes français, Ottawa, Société pour le patrimoine musical canadien, c1992, p. viii.

Glossaire

À deux temps 
qui comporte deux (ou un multiple de deux) temps dans une mesure.
Accord parallèle 
toutes les notes de l'accord se déplacent en maintenant le même intervalle. Le compositeur français Claude Debussy (1862-1918) s'est distingué par l'utilisation d'accords parallèles.
Agrégat sonore 
émission simultanée de notes adjacentes, comme fa, sol, la, si. Agrégat sonore tiré de Tintamarre
À trois temps 
qui comporte trois (ou un multiple de trois) temps dans une mesure.
Musique chromatique/chromatisme 
musique caractérisée par l'utilisation de demi-tons progressifs (fa, fa dièse, sol, sol dièse, etc.). Passage chromatique de Molto Felice
Musique créole 
musique des descendants de colons français, espagnols et africains en Louisiane. À l'origine, elle était souvent jouée sans instruments ou avec des instruments « improvisés » comme des mâchoires de mulets, des planches à laver ou des bâtons. On y a ajouté plus tard de vrais instruments, comme l'accordéon.
Staccato 
notes beaucoup plus courtes que leur durée normale, ce qui crée des silences entre elles.
Syncopé 
accent mis sur un rythme faible de la mesure.
Tempo di polka 
« tempo de polka  »  rythme modérément rapide.

« La musique en feuilles canadienne à l’époque de la Première Guerre mondiale »

Écrit par Barbara Norman, Division de la musique, Bibliothèque et Archives Canada

On décrit souvent la Première Guerre mondiale comme le creuset dans lequel le Canada a atteint la majorité et dans lequel une colonie est devenue nation. Le comportement des troupes canadiennes, en particulier du corps d’armée canadien de sir Arthur Currie, une unité canadienne unifiée, opérant avec beaucoup d’efficacité sous un commandement canadien, a sans aucun doute contribué à accréditer aux yeux du monde l’idée d’une autonomie nationale canadienne.

On a beaucoup écrit sur cette période cruciale de notre histoire. Après une étude approfondie des questions militaires et politiques, les écrivains et les historiens canadiens ont de plus en plus tourné leur attention vers l’histoire sociale de ce Canada qui était entré en guerre et du pays qui en était sorti quatre ans plus tard. Les mémoires personnels, les journaux ainsi que les arts populaires font partie des sources qui aident à décrire la personnalité de la nation. La musique du temps de guerre est aussi une de ces sources.

Il s’est composé divers genres en musique du temps de guerre. Les militaires produisent de la musique officielle comme des marches et des chants de régiment ainsi que des appels de clairon utilitaires. Les soldats ont leur propre répertoire, formé en grande partie de vieux airs avec de nouvelles paroles souvent grivoises. On a entrepris quelques études sur ces chansons de soldats de la Première Guerre mondiale, dont beaucoup ont été recueillies par des personnes intéressées comme John Brophy. L’évidence qui ressort de lettres et d’écrits contemporains, ainsi que des souvenirs d’anciens combattants suggèrent que les chansons que chantaient les soldats alors provenaient en premier lieu de ce répertoire et reflétaient leurs privations et leurs frustrations quotidiennes, ainsi que quelques éléments populaires entendus par des soldats en permission à Londres ou apportés par les diverses troupes de spectacle itinérantes—des succès britanniques ou américains comme « It’s a Long Way to Tipperary » et « Pack Up Your Troubles ».

Il existe, cependant, un genre habituellement moins connu de musique de l’époque de la Première Guerre mondiale—un répertoire légèrement timide et plus raffiné, mais sincère. Il s’agit de la musique écrite pour le front intérieur.

À la fin du XIXe siècle, écrire des chansons était devenu une méthode très prisée d’expression personnelle. Dans une société où la plupart des familles de la classe moyenne possédaient un piano, et où l’éducation normale comprenait au moins les rudiments de la musique, lorsque la muse créatrice venait exciter la femme au foyer, le banquier ou encore le simple soldat, il en résultait souvent une chanson. Ce genre de réaction survenait fréquemment à la suite d’événements mémorables, et peu de ces derniers, locaux ou nationaux, pouvaient se produire sans provoquer quelque commentaire musical.

Le produit durable de ce répertoire a été la musique en feuilles—un format fragile, économique et vite produit qui permettait aux paroles et aux airs de circuler rapidement, engendrant des profits pour ceux qui les faisaient circuler (sinon pour les auteurs) et fournissant un excellent support publicitaire. Une infrastructure solide, faite d’imprimeurs de musique prêts à publier « pour le compositeur » et de musiciens professionnels prêts à polir et à arranger n’importe quelle œuvre brute, a mis ces créations à la disposition du public.

Avec le déclenchement des hostilités en Europe en 1914, la guerre est devenue un thème majeur dans la composition professionnelle et amateur. Aucune possibilité de propagande ou de collecte de fonds n’était négligée. Les chansons étaient essentiellement patriotiques, héroïques, chauvines ou pathétiques et, comme il fallait s’y attendre, nombre de chansons glorifiaient la marine, l’armée et les nouvelles forces aériennes. On reconnaissait souvent des unités particulières dans des chants officiels ou non. La Légion américaine, le 97e bataillon canadien composé de volontaires américains pressés de servir avant même que les États-Unis entrent dans le conflit, s’est distinguée et a reçu un encouragement particulier. L’Empire britannique, la Grande-Bretagne et la « courageuse petite Belgique » ont été comblés d’éloges. L’engagement initial de l’Irlande d’abandonner pour un temps sa lutte interne pour la « Home Rule » a reçu l’approbation générale. Des marches instrumentales, des chants de recrutement, des chants du drapeau, des chants du départ et même des chants du retour par anticipation ont retenti dans tout le répertoire. Des auteurs-compositeurs et même les soldats ont chanté les efforts des femmes sur le front intérieur. Jamais auparavant la simple action de tricoter avait été autant glorifiée.

Parmi les compositeurs et les paroliers, on trouvait aussi bien des amateurs que des professionnels, des femmes que des hommes, des civils que des militaires. Le Canada Weekly du 5 janvier 1918 rapportait que Mme Florence Ballantyne, fille du président de la Chambre des communes de l’Ontario et épouse d’un professeur d’université, a composé sa chanson « The Call We Must Obey » pour donner du courage à ses fils déjà en Europe, alors que le recrutement piétinait. Jean Munro Mulloy de Kingston, en Ontario, épouse du soldat Mulloy qui avait servi en Afrique du Sud, a recyclé sa chanson « Trooper Mulloy March » et a incorporé les activités de sa fille dans de nouvelles chansons pour encourager les Canadiens et les Canadiennes. Le pasteur à l’air batailleur J.D. Morrow (« le pasteur athlétique de Dale Church, à Toronto ») a déclaré « You Bet Your Life We All Will Go » et, fidèle à sa promesse, la couverture de sa troisième chanson, « Memories of Home », le montrait en uniforme, l’identifiant comme aumônier des Forces canadiennes outre–mer. Malheureusement, il est décédé en 1921 à l’âge de 47 ans, peut–être à la suite de blessures de guerre. Son nom est enregistré dans le premier des Livres du Souvenir que l’on peut voir dans la chambre du Souvenir de la Tour de la Paix, sur la Colline parlementaire.

Les auteurs–compositeurs professionnels ont certainement continué d’exercer leur métier. Les arrangeurs Jules Brazil et Arthur Wellesley Hughes ont fait leur part en peaufinant des douzaines de créations d’amateurs et en composant spontanément ou sur commande. Le lieutenant N. Fraser Allan était un musicien professionnel qui a fait partie de la célèbre troupe des Dumbells. Le lieutenant Gitz Rice, blessé en 1917 sur la crête de Vimy, a été chargé des divertissements pour l’armée. La mise en scène que Rice a faite de la vie du soldat sonne irrésistiblement juste. Bien qu’il n’ait pas écrit les paroles de son plus grand succès « Dear Old Pal of Mine », il a été le parolier et le compositeur de « He Will Always Remember the Little Things You Do » (chanson encourageant les femmes dans leur effort de guerre) et de « Keep Your Head Down Fritzie Boy ».

Gordon V. Thompson, un des compositeurs les plus prolifiques des années de guerre, était aussi le propriétaire de Thompson Publishing Company. Avec un sens très aigu du goût populaire, il a changé rapidement les thèmes de ses compositions, passant de l’évangélique et du religieux au patriotique et au sentimental, chaque chanson comportant une couverture somptueusement illustrée. L’apparition fréquente de la chanson « I Want to Kiss Daddy Good–night » sur les listes de vente actuelles ainsi que la forte utilisation manifeste des copies restantes montrent à quel point cette ballade sentimentale a été l’une des plus vendues et des plus jouées du répertoire canadien.

Les chansons n’étaient pas toutes nouvelles. « A Handful of Maple Leaves » de William Westbrook, chanson très populaire issue de la guerre des Boërs (1898-1902), a été rajeunie en substituant la Belgique à l’Afrique du Sud, dans le second couplet, et en adaptant légèrement la musique.

Nous avons un autre exemple d’adaptation des paroles, bien qu’elle ait été faite pour des raisons différentes, dans la chanson extrêmement populaire de Herbert Ivey, « Somewhere in France ». D’après les copies de l’imprimeur provenant des dossiers de Whaley, Royce & Company et conservées à la Bibliothèque et Archives Canada, cette chanson a été réimprimée au moins neuf fois. Tandis que la guerre se poursuivait, on a inséré d’autres paroles dans le dernier couplet— « ... for he doesn’t advertise and God bless him where he lies Somewhere in France » a été remplacé par « for he doesn’t make a fuss, pray God send him back to us from Somewhere in France ». Dans les dernières réimpressions, les paroles originales ont été complètement supprimées.

Le recrutement était un thème dominant qui reflétait la forte pression que le gouvernement et la société exerçaient pour s’engager dans l’armée. Ces chansons rendent bien le rôle puissant d’agent de recrutement que jouait la mère. On peut se rendre compte du stigmate qui marquait alors les jeunes hommes qui ne répondaient pas à l’appel dans la déclaration que le compositeur John C. McFadden a attachée à sa chanson « Liberty » : « Étant inapte au combat comme le montre mon certificat... ». Ceux qui ne s’engageaient pas étaient invités à contribuer financièrement — dans les paroles de Walter St. J. Miller : « si nous ne pouvons pas combattre nous pouvons payer » (paroles extraites de « He’s Doing His Bit – Are You? »). Dans quelques compositions, le service obligatoire est abordé de façon détournée, comme le fait O.P. Cochrane dans « The Call for Soldiers » : « Mes hommes, engagez-vous maintenant pour répondre à l’appel de votre Roi et de votre pays. N’attendez pas d’être forcés d’y répondre et faites tous un pas en avant. » Dans ses chansons, le Canada préférait les volontaires.

Lorsqu’on lit les comptes rendus sur la guerre, il est difficile de réconcilier le soldat cynique, irrespectueux et souvent débauché, présenté comme le soldat typique, avec le jeune homme patriotique, droit et fidèle dont les chansons font le portrait, certaines d’entre elles écrites par les soldats eux-mêmes. Dans son livre But This Is Our War, Grace Morris Craig cite un soldat canadien écrivant chez lui : « Il nous arrive de voir des choses plutôt atroces ici, qu’il est préférable d’oublier le plus rapidement possible et sur lesquelles il ne faut rien écrire du tout... » Les sensibilités de l’auditoire ont été respectées au pays, mais il semble qu’une élémentaire décence et peut–être même un peu de patriotisme aient survécu chez beaucoup de combattants. Rares sont les tentatives de se faire passer pour « un des gars »— comme le fait Morris Manley dans sa précieuse chanson « What the Deuce Do We Care for Kaiser Bill? ».

La collection de Bibliothèque et Archives Canada comporte aussi quelques chansons contre la Grande Guerre. L’exemple canadien le plus célèbre de l’époque, « I Didn’t Raise My Boy to Be a Soldier » (paroles d’Alfred Bryan), a été écrit non pas contre la guerre en Europe, mais pour s’opposer à la formation d’un corps de cadets dans les écoles de New York. Dans « Song of Freedom » de T.A. Simpson, le parolier Alex. W. Grant présente une politique de pardon, dans l’espoir d’un monde meilleur : « Réveillez–vous, les gars, l’aurore est proche, Oubliez la nuit de conflit et de peur, Élevez la voix dans un chant puissant, Oubliez le tort effroyable. » Le pacifisme a pu être présent, mais ne s’est pas souvent montré en public. En comparaison, même les femmes qui avaient déjà été des suffragettes pacifistes s’étaient unies autour du drapeau et poussaient leurs fils à s’engager.

Il y a une absence évidente de documents en français dans les quelque 500 pièces de musique en feuilles canadienne reliées à la Première Guerre mondiale, à Bibliothèque et Archives Canada. C’est un fait historique que la guerre n’a pas eu, au Québec, le soutien dont elle jouissait ailleurs au Canada, mais les soldats canadiens-français y ont participé et des compositeurs comme Alexis Contant ont écrit des marches qui glorifiaient les Alliés, tandis que d’autres chantaient la souffrance des petites amies, des épouses et des mères restées en arrière. Des périodiques comme Le Passe Temps ont publié plusieurs chansons sur la guerre qui ne sont donc pas dans cette base de données. En outre, un grand nombre ont été publiées au Québec sans avoir été datées, et tout ce qui ne se référait pas explicitement au temps de guerre peut avoir été ignoré. La plupart des chansons produites au Québec avaient les mêmes thèmes et reflétaient les mêmes préoccupations que les chansons venant du Canada anglais, avec peut-être un peu moins d’accent mis sur la défense de l’Empire britannique.

Dans un marché étendu, le faible prix de la musique en feuilles rendait cette dernière tout à fait appropriée pour la collecte de fonds. Des patriotes ont écrit et publié leurs compositions afin qu’elles soient vendues au profit de causes patriotiques. La mesure dans laquelle les sentiments exprimés dans ces compositions étaient pris au sérieux reste une question d’évaluation. Dans la collection de Bibliothèque et Archives Canada, une musique en feuilles (dont le produit devait servir à des buts patriotiques) comprend une note écrite à la main : « Gordon, j’ai pris ça lors de la réunion d’hier soir; comme je n’en ai pas besoin, c’est pour toi. » De nombreuses publications précisent quelle œuvre de bienfaisance elles soutiennent — il s’agit souvent de la Croix-Rouge ou d’un fonds de régiment — mais beaucoup promettent simplement que le produit servira « à des buts patriotiques ». À en juger par le nombre de copies qui apparaissent dans des collections régulièrement mises en vente, elles ont dû se vendre plutôt bien. Plusieurs ont des étiquettes indiquant qu’elles étaient vendues par des soldats blessés et rapatriés pour subsister. Sur certaines étiquettes, on insiste sur le fait que le vendeur ne demandait pas la charité, mais on peut supposer que c’était un devoir de le soutenir.

Les couvertures de pièces de musique canadienne en feuilles représentent, en elles-mêmes, un sujet d’étude intéressant. Seulement un petit nombre d’illustrations sont signées et des indices laissent croire qu’un nombre encore plus restreint d’entre elles ont été réalisées par des artistes professionnels. Les artistes Lou Skuce (« We’ll Love You More When You Come Back Than When You Went Away » de Harry Taylor) et J. Glynn (« There’s a Fight Going On, Are You In It? » de Herbert Kohler) sont deux exceptions évidentes. Parmi les exemples non signés, le coup de crayon est souvent raide et quelquefois bizarre (« Good Bye Lad » composé par John Stewart, « Will Daddy Come Home Tonight? » d’Edwin J. Pull). Les uniformes et les équipements sont reproduits d’une manière originale avec peu de souci d’exactitude. Même l’un des meilleurs dessins, la couverture non signée de « Kiss Your Soldier Boy Good Bye » de Sam Marks, montre un fusil beaucoup trop court par rapport à l’arme réglementaire. L’effet visuel des magnifiques couleurs sur la couverture de « Men o’ the North » de Harry R. Pearse est gâché par la position bizarre des yeux de l’orignal. D’autres dessins d’animaux sont de qualité très variable. Le cheval magnifiquement actif sur la couverture de « Then We’ll Sheath Our Sword of Justice » d’Art Benet et les castors pas du tout intimidés d’avoir l’air de rongeurs sur la couverture de « The Land of the Maple and Beaver » de Charles O’Neill contrastent violemment avec la ménagerie étrange de C.A. Yates sur son « Forward the Union Jack ».

On ne peut ni prétendre que la musique en feuilles canadienne a influencé la réaction des Canadiens et des Canadiennes face à la guerre, ni qu’elle a reflété avec exactitude la réalité dans laquelle la plupart des Canadiens et des Canadiennes vivaient. Cependant, cette collection donne une bonne idée de l’image d’elle–même que la société canadienne voulait projeter. Il s’agissait de la face publique du Canada. Peut-être que le Canada, à travers sa musique en feuilles écrite par des Canadiens et des Canadiennes ordinaires, faisait sa propre publicité!

Lectures suggérées

  • Brophy, John; Partridge, Eric, éds. The long trail : what the British soldier sang and said in the Great War of 1914-18. [London]: A. Deutsch, 1965 (une révision de : Songs and slang of the British soldier, 1914-1918. London : E. Partridge, 1931)

  • Craig, Grace Morris. But this is our war. Toronto : University of Toronto Press, c1981

  • Encyclopedia of music in Canada, 2e éd. Kallmann, Helmut; Miller, Mark; Potvin, Gilles; Winters, Kenneth, éds. Toronto : University of Toronto Press, c1992, « Wars, rebellions and uprisings », « Patriotic Songs » et d’autres articles.

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